Chère lectrice, cher lecteur,
Quand la chose est apparue, dans le courant des années 1970, personne n’y faisait tellement attention.
Et pourtant, il s’est agi d’une véritable révolution artistique. Et dont les vertus curatives elles-mêmes commencent à être entrevues.
Le jeu de rôle est né aux États-Unis, dans cette vaste région rurale que l’on appelle le « Midwest ».
Il consiste à jouer en incarnant des rôles, des personnages, avec la liberté d’action la plus grande possible, dans un univers constitué à cet effet, donc magique.
Il y avait des précédents en psychologie, et même le tonneau Levavasseur, qui « simulait » la conduite aéronautique dans les années 1910, consistait à s’imaginer des situations fictives.
Le jeu de rôle s’est ensuite constitué comme une partie de théâtre improvisée, mais où les personnages, pour vaincre leurs adversaires désignés par le « Maître », qui est le metteur en scène, doivent coopérer.
Tel est le jeu de rôle dit « sur table », qui a eu une influence considérable sur le monde de la culture, même s’il a failli disparaître au tournant du millénaire.
Or il se trouve qu’une étude menée par l’université de Lausanne, et publiée le 5 mars dernier, a prouvé que le jeu de rôle sur table pouvait avoir des qualités thérapeutiques.
En particulier pour traiter les questions d’addictions au jeu vidéo mais aussi d’anxiété. Ce qui est non seulement heureux, mais même chaudement recommandé !
La dernière révolution culturelle en date
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle s’opère un changement dans la littérature populaire.
Les Anglais, qui vivent dans le berceau de la révolution industrielle, restent très attachés à leur tradition littéraire ou les éléments merveilleux prennent une place très importante.
Mais aussi, ils vivent dans un pays où la misère et la pollution engendrées par l’industrie enlaidissent tout. Ils ont besoin de nature et de rêve. D’où l’apparition d'un nouveau genre littéraire, la fantasy (le merveilleux en français).
Les Français, de leur côté, sont assez passionnés par la technique et plus terre-à-terre. C’est donc chez nous qu’émergera un Jules Verne, qui inaugure la science-fiction dont on retrouve les origines jusque dans l’Antiquité.
Les Américains, qui sont friands de littérature populaire, vont largement puiser dans ces sources et faire de cette littérature une industrie, avec ses codes et ses lieux commun.
En particulier à partir de l’immense succès que fut le Seigneur des Anneaux, l’épopée de John Ronald Reuel Tolkien. Depuis, l’industrie littéraire américaine n’aura cessé d’en fournir copies et plagiats…
Mais à peu près au moment où meurt le grand auteur, Gary Gygax et Greg Arneson proposent un jeu, Donjons & Dragons, qui consiste justement à vivre des aventures tolkiéniennes autour d’une table.
Voilà pourquoi on parle de jeu de rôle sur table : c’est la forme initiale du jeu de rôle, telle qu’elle fut inventée par ces deux auteurs.
S’ensuit une énorme production culturelle et littéraire qui n’a pas manqué d’originalité, mais qui ne fut que l’embryon la révolution qui allait arriver.
Le jeu de rôle sur table, en assimilant la fantasy et la science-fiction, a ouvert un immense domaine pour l’imaginaire. Mais il va à son tour être englouti par une nouvelle industrie : celle du jeu vidéo.
Auparavant, le jeu vidéo était limité certes par la technique, mais aussi par l’imagination. C’était à peine mieux que du flipper…
L’émergence du jeu de rôle sur table ouvre au contraire des perspectives extraordinaires pour le jeu vidéo : le joueur peut incarner un héros dans n’importe quel univers, à n’importe quelle époque…
Ainsi, qu’il en emprunte le fonctionnement ou pas, tout jeu vidéo se propose, en théorie, d’être un jeu de rôle.

De l’écran souverain à l’écran tyran
Le succès du jeu de rôle sur table fut au départ assez fulgurant, et il entraîna avec lui la création de bien d’autres jeux.
Il révolutionna entre autres les jeux de petits soldats et les jeux de stratégie, les romans pour la jeunesse (avec le Livre dont on est le héros) ainsi que les jeux de cartes et les jeux de société – appelés désormais « jeux de plateau ».
Cependant, pour sa liberté de ton et sa capacité aussi à pouvoir aborder des thèmes adultes, le jeu de rôle sur table fut vertement critiqué par la presse.
Aux États-Unis, on le trouve « satanique » ; en Europe, on apprécie peu cette révolution culturelle venue d’ailleurs. En réalité, cette époque est aussi celle du grand relâchement de l’autorité parentale.
Des jeunes en déshérence se réfugient dans le jeu de rôle sur table, qui parfois sert leur égarement, et parfois ne suffit pas à étancher le manque de soutien de leur entourage.
Certains adeptes de ces jeux s’en prennent à eux-mêmes. D’autres se livrent à des parties de mauvais goût, voire sordides. Les affaires qui sortent dans la presse sont rares, mais elles suffisent à éveiller les soupçons des ligues de vertus…
De son côté, le jeu vidéo n’est pas vraiment critiqué : ce sont plutôt ses adeptes qui sont méprisés.
Le traitement médiatique des deux pratiques est très différent, alors que le jeu vidéo reprend tout l’imaginaire du jeu de rôle sur table, et qu’il est par bien des égards, beaucoup plus dangereux.
Ce n’est pas pour rien.
Ce qu’on n’ose jamais dire sur les jeux vidéo
D’abord, il est nécessaire de rappeler que le jeu vidéo est une industrie, et pas n’importe laquelle. Il s’agit de la plus importante industrie culturelle au monde.
Elle représente aujourd’hui au moins 2 fois les industries du cinéma et de la musique réunies.
Aussi, même à l’époque où le jeu vidéo posait question en termes sociaux – au tournant des années 1990 – les pouvoirs publics ont toujours eu une tendresse particulière pour les gros sous.
Mais il n’y a pas que ça : les jeux vidéo se jouent sur écran, et la population, par la télévision, était déjà accro aux écrans. Elle n’arrivait pas à s’en détacher. Il paraissait donc bien compliqué d’en blâmer les enfants.
Surtout que cela permettait de faire des économies de temps considérables pour les parents. Ils n’avaient pas à surveiller des enfants qui allaient jouer à des jeux dangereux ou pire, traîner dans la rue ou au café.
Mais cet avantage n’était que temporaire.
Une addiction considérable
Par la puissance graphique qui ne cessait de s’accroître, le jeu vidéo devint une addiction à son tour. On vit le développement des écrans individuels, des moniteurs. On ne partageait plus l’écran comme avec la télévision.
Il finit par écraser complètement le jeu de rôle sur table qui faillit tout bonnement ne plus exister. Il faut dire qu’il fallait pouvoir se réunir longtemps dans un même endroit, et préparer tout aussi longuement les parties.
À leur place apparut un nouveau genre de jeu vidéo, les jeux de rôle en ligne, « Massivement multi-joueurs » (MMORPG). Les adeptes pouvaient se retrouver à toute heure du jour et de la nuit pour jouer ensemble, portant l’addiction à un sommet inouï.
Même si la mode de ces jeux est passée, les nouveaux jeux en ont gardé quelque chose : la finalité, comme celle des réseaux sociaux, est de faire en sorte que le consommateur ne lève pas le nez de l’écran.
Et pour cela, il y a des batteries de développeurs et de scénaristes, payés à vil prix, qui peuvent être mis à disposition. Or ce n’est pas sans conséquence sur notre société.
Car la possibilité d’un isolement sans fin, d’un refuge pour la jeunesse, hors de toute sphère familiale ou sociale, n’est pas pour rien dans la crise d’anxiété que subissent les nouvelles générations.
Pour elles, c’est la solitude qui est la vraie vie, et la vie sociale qui est un lieu complexe, souvent hostile, où beaucoup n’hésitent pas à faire preuve de méchanceté gratuite, puisqu’ils peuvent se replier ensuite dans leur petite forteresse numérique…
Le jeu qui soigne
Le jeu de rôle sur table a toujours eu cette fonction.
Dans les cours de récréation d’il y a 30 ou 40 ans, la cruauté avait généralement cours. Simplement, une fois la majorité atteinte, on avait plus ou moins appris à se tenir.
Entre temps, le jeu de rôle « de table » donnait l’opportunité aux élèves les moins populaires de leur établissement de pouvoir s’exprimer, de pouvoir créer sans se retrouver dans une compétition sauvage.
Il ne s’agissait pas de savoir qui était le meilleur en ci ou ça, mais de faire équipe pour atteindre un but et se raconter une belle histoire.
Dès le départ, donc, le jeu de rôle sur table a été un remède contre l’anxiété d’un monde déjà soumis aux écrans et à la démocratisation de la télévision, dans les années 1970.
On pouvait y inventer une autre histoire que celle des chocs pétroliers, on pouvait y envisager d’autres avenirs, on n’était pas assignés à ces réactions auxquels les journalistes télévisés veulent nous obliger par leurs mises en scène.
Le jeu de rôle sur table était donc, dès le départ, un espace de fraternité, de créativité et de liberté – et comme c’était un jeu que l’on jouait avec les autres, il s’arrêtait quand les autres n’étaient plus là.

Que le caractère thérapeutique du jeu de rôle sur table ait été établi, et notamment contre les addictions aux jeux vidéo, est finalement assez normal. Par opposition, le jeu vidéo est une boîte mentale, une petite prison consentie.
La jeunesse n’a jamais été aussi anxieuse
Le problème ? Les jeunes pour qui la vie se passe pour l’essentiel devant un écran, n’arrivent pas à décrocher, parce que c’est pour eux la vraie vie.
Le réel est de toute façon une jungle qu’ils subissent, et dont on ne leur a pas donné les repères. Même leurs aînés ne comprennent que rarement le monde dans lequel ils vivent.
Quand la jeunesse subit l’école sans y trouver de chaleur humaine, puis le chômage ou le travail dont elle ne comprend pas l’utilité sociale, tout en en subissant la violente discipline, elle n’a plus que les écrans.
Elle a besoin de ses écrans pour exister, et elle est anxieuse en société, quand elle n’en est pas terrorisée. C’est là que le jeu de rôle sur table est libérateur.
Mais il n’y a pas que ça. C’était agréable, jadis de faire une partie de Yam’s, de 4.21, de rami ou même de Monopoly avec nos aînés. Sans rentrer dans la même confrontation directe qu’avec les échecs, par exemple.
Il existe aujourd’hui bien des jeux de société qui représentent, même s’ils sont moins coopératifs, des moments de partage et de joie. Il en existe des centaines, plus magnifiques les uns que les autres !
Ils peuvent initier vos joueurs à l’histoire, à la littérature, à la géographie, à l’économie… en somme, les cultiver facilement tout en les amusant.
Oui, jouer ensemble, entre amis ou en famille, ça fait du bien à la tête. C’est quand même fou qu’on ait besoin d’études pour prouver ça ! Et c’est encore plus fou qu’on ait pu l’oublier…
À croire que notre société, plus malade que jamais des écrans, aurait bien besoin de faire une petite cure de « désintox » numérique…
Ces jeux sont bons pour la santé